Libelle°18
2012
Joana Hadjithomas et Khalil Joreige / Equivalence numéro 4 Il y a des images rescapées, comme des infirmes de guerre, comme des gueules cassées. Ainsi ai-je du mal à reconnaître ce que cette photographie documente pourtant avec exactitude. Tout ce que je vois d’abord, c’est que du temps a passé, mais pas doucement, pas pour l’exercice esthète de la fameuse nostalgie à l’endroit du « temps passé ». Du temps a passé comme passent les bombardiers dans le ciel. Très violemment et implacablement, donc. Du temps a passé : il a dévasté, il a détruit, consumé, anéanti, abîmé, annihilé, naufragé, pulvérisé, ravagé, désolé, brisé, broyé, rongé, aboli, annulé, dissout, il a meurtri — comment le dire exactement pour se tenir à hauteur de l’exactitude que cette scène de crime met en évidence, évidence offerte dans le domaine des cendres ?
Le temps, ici, a réduit, non à néant, mais à ruine.
Le temps s’attaque aux matières. Et d’abord à la matière de cette image même. Ce qui m’y frappe d’abord, c’est son côté verdâtre, comme un fruit qui a, depuis longtemps, fini de pourrir sur place. Surtout, ne pas chercher à corriger cela avec nos performants logiciels pour rafraîchir, rajeunir les images : c’est l’indice nécessaire que cette vieille diapositive eut une naissance difficile. C’était à Beyrouth, à la fin des années quatre-vingt. La guerre civile n’était pas finie, mais Joana Hadjithomas et Khalil Joreige avaient voulu parcourir cette zone du centre-ville qui n’était déjà plus un no man’s land militaire, bien que les ruelles fussent encore minées. Ils ont pénétré dans une immense coupole de béton gris qui n’était pas une mosquée, mais la salle de cinéma d’un immense centre commercial — familièrement appelé le Blob, le Champignon, le Dôme ou l’OEuf, son nom officiel étant le City Center — complètement dévasté par la guerre.
Alors je comprends mieux ce qui apparaît si étrange dans la matière de cette image : elle a été arrachée, comme une fragile pellicule de visibilité, à l’obscurité régnante : « La première fois que nous y sommes entrés, l’obscurité était totale, on photographiait à l’aveugle avec des flashes, sans vraiment voir ce qu’on prenait comme image. On ne voyait rien. Nous avaient précédé là uniquement les vendeurs du marché noir qui occupaient les deux étages du centre qui n’avaient pas été noyés sous l’eau. Il utilisaient le lieu comme latrines et étaient assez hostiles à notre présence. Ce lieu nous a bouleversé, nous avons photographié chaque centimètre accessible de la boule et du centre : du dernier fauteuil restant à la loge du souffleur, la cabine de projection qui semblait elle aussi aveugle… »
Comme moi aujourd’hui, les deux photographes n’ont d’abord pas su, ayant photographié à l’aveugle, dans quel sens regarder cette image. C’est que le monde y avait été mis, par la guerre, sens dessus dessous. En tournant la photographie entre mes mains, je m’aperçois tout de même que cette ruine n’est pas un pur chaos. Il y a des niveaux, un espace en perspective, des plans frontaux reconnaissables quoique difficiles à situer. Dans l’un deux sont percées trois ouvertures, trois meutrières, au-dessus desquelles on voit bien quelques impacts de balles. Par ces trous autrefois du fantasme était projeté en mélodrames de cinéma, en histoires d’amour. Mais l’usine à rêve, cette cabine de projection, semble être devenue un réduit de terreur, une cabine de protection contre les tirs ennemis. Ce qui était fontaine à images lumineuses semble être devenu casemate pour renvoyer son feu à l’ennemi. Le temps s’attaque aux matières, mais l’histoire — la grande meurtrière — fait bien pire que cela : elle s’attaque aux rêves des humains.
Georges Didi-Huberman
LIBELLE est une édition ROSASCAPE, www.rosascape.com
Tirée à 1300 exemplaires dont 30 sont numérotés et signés par Joana Hadjithomas et Khalil Joreige.
Partenaires : Polyart, Mohamed Badr, Fondation d’entreprise Ricard, Jean-Claude Chianale, Silvana Martino, Maryline Robalo, Catherine Laussucq, Alex Grifeu, Bergame Print